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Compte-rendu du débat "Suis-je l'auteur de ma propre vie ?"

Le café philosophique de Montargis se réunissait le 24 mars 2017 à la Brasserie du Centre commercial de la Chaussée pour une séance portant sur cette question : "Suis-je l'auteur de ma propre vie ?" Environ 80 personnes étaient présentes pour cette 64e soirée de l'animation de la Chaussée.

À partir de cette question, d'autres interrogations peuvent être formulées : qu'est-ce que j'entends par vie ? Puis-je être à la fois acteur et auteur de ma propre vie, faire comme si je pouvais en être spectateur et observateur ? La question de la conscience est également au cœur de ce sujet. Le sujet de ce soir n'est-il pas présomptueux ? se demandent les organisateurs du café philo. Pourquoi ne pas s'arrêter sur le terme de "vie" ? La "vie", à l'époque médiévale, c'est la vita, c'est-à-dire la vie des saints, ces hagiographies écrites par une personne tiers. Or, la question "Suis-je l'auteur de ma propre vie ?" peut s'appréhender sous cet angle. Je pourrais être moi-même l'auteur d'une vie (une vita), une création dont je serais sujet autant que créateur extérieur. Est-ce possible ?

Quand la conscience se réveille-t-elle chez l'humain ? Une intervenante cite Sigmund Freud. Selon lui, on achève d'avoir une conscience vers nos quatre ans. On peut également parler des quatre étapes de la conscience de Hegel. Pour lui, au fur et à mesure que la conscience évolue, on n'a pas la même manière de saisir la réalité et le monde extérieur. En utilisant le "je", le sujet s'oriente par rapport à la conscience qui réfléchit et qui s'interroge face à la confrontation au monde.

Sigmund Freud a mis en exergue un frein majeur à notre capacité à être auteur de notre propre vie. Lorsqu'il affirme que "le je n'est pas maître dans sa propre maison", le psychanalyste fait tomber l'homme de son piédestal et nous encourager à une forme d'humilité, quelques siècles après les démentis scientifiques de Copernic et de Darwin : "Dans le cours des siècles, la science a infligé à l'égoïsme naïf de l'humanité deux graves démentis. La première fois, ce fut lorsqu'elle a montré que la terre, loin d'être le centre de l'univers, ne forme qu'une parcelle insignifiante du système cosmique dont nous pouvons à peine nous représenter la grandeur. Cette première démonstration se rattache pour nous au nom de Copernic, bien que la science alexandrine ait déjà annoncé quelque chose de semblable. Le second démenti fut infligé à l'humanité par la recherche biologique, lorsqu'elle a réduit à rien les prétentions de l'homme à une place privilégiée dans l'ordre de la création, en établissant sa descendance du règne animal et en montrant l'indestructibilité de sa nature animale. Cette dernière révolution s'est accomplie de nos jours, à la suite des travaux de Charles Darwin, de Wallace et de leurs prédécesseurs, travaux qui ont provoqué la résistance la plus acharnée des contemporains. Un troisième démenti sera infligé à la mégalomanie humaine par la recherche psychologique de nos jours qui se propose de montrer au moi qu'il n'est seulement pas maître dans sa propre maison." Dans cette citation, Freud essaie de se justifier sur la pertinence de la psychanalyse en tant que science. La psychanalyse essaie de rendre l'humain objectif. L'homme semble se soustraire de l'objectivité à 100%. Freud a suscité les foudres de Sartre : si le je n'est pas maître dans sa propre maison, est-ce que l'on est maître de soi, de ses choix et de ce que l'on fait ? C'est un débat intéressant que Freud ouvre et auquel Sartre va répondre plus tard, en parlant de "psychanalyse existentielle, de mauvaise foi et de "néantisation de soi."

Suivant l'âge, dit un autre intervenant, "on ne pense pas pareil et on ne réagit pas pareil". Un participant cite Albert Camus qui affirmait : "J'aurais aimé être à la fois vrai et juste." Dans L'Homme révolté, comme dans Le Mythe de Sisyphe, Camus met en exergue notre révolte comme volonté de comprendre le monde qui se heurte à l'inconsistance et au manque de réponses que nous apporte le monde dans lequel nous vivons. Camus disait également dans Le Premier Homme : "Si Dieu existe, pourquoi a-t-il placé la misère après la pauvreté et l'amour près de l'innocence ?" Face à ce monde sans réponses sur le pourquoi je suis là, sur ma mission, sur l’œuvre que je devrais créer, sur ma vie qui devrait être phénoménale, il répond : "Le monde ne vous donnera pas de réponse. À vous de juger si la vie vaut la peine d'être vécue ou pas." Le sujet de ce soir pourrait parler de lu sens de la vie et sur la consistance que j'y mets. L'oeuvre de Camus n'est pas sans pessimisme : "Il n'y a qu'un problème philosophique sérieux : c'est le suicide" (Le Mythe de Sisyphe). Ma vie vaut-elle donc la peine d'être vécue ? Et si oui, qu'est-ce que je construis pas dessus ? Finalement, si je ne me suicide pas, c'est que je considère que ma vie vaut la peine d'être vécue et que je choisis d'ouvrir une page blanche – quitte à ce que cette page sera remplie seul ou avec d'autres. "Que faisons-nous du temps qu'il nous reste à vivre ?" S'interroge une personne du public, toujours en référence à Albert Camus.

Pour une autre participante, chacun est l'auteur de sa vie par les décisions que tel(le) ou tel(le) a pris. Une autre questions se pose : la classe sociale nous rend-il otage dès notre naissance ? Autrement dit, sommes-nous déterminés par des facteurs extérieurs ? Pour cette participante, les facteurs naturels et les contraintes sociales ne nous déterminent pas jusqu'à la mort. Chacun peut se choisir et évoluer, voire corriger, grâce par exemple à l'éducation - et à l'école républicaine, ajoute un autre participant. N'oublions pas non plus la manière d'appréhender nos désirs et nos ambitions. La vie et le fait d'être auteur de sa vie dépendrait d'abord des choix que nous avons à faire, en fonction des circonstances ou de notre environnement. S'adapter est nécessaire, et toujours avec humilité, précise une participante. Être auteur de sa vie c'est choisir la liberté envers et contre tous, même dans les situations les plus dramatiques, comme l'expliquait Primo Levi dans Si c'est un Homme. Pour rester sur l'exemple concentrationnaire, mais cette fois de l'autre côté du grillage, il est abordé la question de savoir comment on devient un nazi ou un fasciste. Des ébauches de réponses sont apportés par Alberto Moravia dans Le Conformiste ou dans Les Bienveillantes de Jonathan Littell. Jean-Paul Sartre dit dans L'Existentialisme est un Humanisme que "l'existence précède l'essence", que nous n'agissons pas en fonction d'un caractère prédéterminé, de nos actes antérieurs ou d'un passé mais nous nous projetons : "Nous néantisons ce que nous sommes, ce que nous avons fait" (L'Être et le Néant).  Il écrit ceci dans L'Existentialisme est un Humanisme : "Quand nous disons que l'homme se choisit, nous entendons que chacun d'entre nous se choisit, mais par là nous voulons dire aussi qu'en se choisissant il choisit tous les hommes. En effet, il n'est pas un de nos actes qui, en créant l'homme que nous voulons être, ne crée en même temps une image de l'homme tel que nous estimons qu'il doit être. Choisir d'être ceci ou cela, c'est affirmer en même temps la valeur de ce que nous choisissons, car nous ne pouvons jamais choisir le mal ; ce que nous choisissons, c'est toujours le bien, et rien ne peut être bon pour nous sans l'être pour tous. Si l'existence, d'autre part, précède l'essence et que nous voulions exister en même temps que nous façonnons notre image, cette image est valable pour tous et pour notre époque tout entière. Si je suis ouvrier, et si je choisis d'adhérer à un syndicat chrétien plutôt que d'être communiste, si, par cette adhésion, je veux indiquer que la résignation est au fond la solution qui convient à l'homme, que le royaume de l'homme n'est pas sur la terre, je n'engage pas seulement mon cas : je veux être résigné pour tous, par conséquent ma démarche a engagé l'humanité tout entière. Et si je veux, fait plus individuel, me marier, avoir des enfants, même si ce mariage dépend uniquement de ma situation, ou de ma passion, ou de mon désir, par là j'engage non seulement moi-même, mais l'humanité tout entière sur la voie de la monogamie" (L'Existentialisme est un Humanisme). On dessine une certaine forme de l'"humaine condition" (Montaigne) : on ne s'enferme pas dans une identité mais on se projette dans des actes permanents. Pour Sartre, c'est une liberté permanente, formidable mais aussi angoissante.

L'existentialisme se heurte à la modestie que l'on peut ressentir face à la nature et à la "grandeur de la vie". La finalité de la liberté se heurte, comme dans le film Into The Wild, à la loi de la nature. Dans la question "Suis-je auteur de ma propre vie ?", il y a le "propre" qui peut être lu comme provocateur en ce qu'il sous-entendrait que je me revendique comme auteur de ma vie mais aussi la cause de lui-même. Cela s'oppose à des théories comme le déterminisme de Spinoza. Sa thèse parle de Dieu, qui est en fait la nature, et aussi la seule chose qui est cause d'elle-même, qui est nécessaire, qui est libre car elle n'a pas d'autre choix qu'agir, de manière cyclique. La nature est complètement déterminée et libre, alors que l'homme est contraint de se plier à ses forces, sous peine de mourir à la manière du personnage d'Into The Wild.

Pierre Boudieu s'est interrogé sur cette question de la détermination sociale. Dans son entretien avec Roger Chartier il dit : "Je dirais que nous naissons déterminés et que nous avons une petite chance de finir libre." Pour lui, il y a une certaine forme d'illusion de la liberté, y compris par exemple chez les universitaires qui peuvent être formatés par un certain système de pensée. Le film Pas son Genre parle de ces déterminations sociales comme freins à la communication, même au sein de l'amour.

Chacun est sans doute inégal devant sa propre existence. La raison peut arriver après une naissance et des facteurs sociaux discriminants ou non. De plus, tel ou tel sera indifférent ou non à sa vie. D'autres auront conscience de leur vie et chercheront à la comprendre et à en être auteur. Mais pour en faire quoi, et de quelle manière ? De plus, il conviendrait d'être conscient que la réponse à cette question ne viendra que sur le tard :"Ne proclamons nul homme heureux avant sa mort" disait Montesquieu.

Quand on parle de la vie, s'agit-il de ses activités ou de ses convictions ? En tout cas, quelle que soit cette définition, la vie ne vient pas en dehors du monde et elle n'est pas sans héritage (nous serions "otage de notre héritage"). On est l'auteur, jusque la fin, sans ce que ce soit totalement achevé, et toujours en devenir. L'adhésion à des idées est également variable. Tout s'échafaude tous les jours, et ce, grâce au commerce avec les autres. La vie serait un apprentissage page après page. C'est la méthode adoptée par Michel Foucault, qui avait choisir de faire sa vie via des expériences. Le but était d'avancer pas à pas,n de tester, de se chercher, de "devenir ce qu'il est" (Friedrich Nietzsche). Une démarche de dandysme, en quelque sorte. Dans une enquête de Philosophie Magazine, trois thèses sont proposées pour répondre à la question "Suis-je auteur de ma propre vie ?" : se laisser être, avec le lâcher prise orientalisant ; "se raconter" avec le storytelling (les blogs, les réseaux sociaux, par exemple) ; et enfin s'inventer. À ce sujet, Baudelaire écrit ceci dans Le Peintre de la Vie moderne (Curiosités esthétiques), avec la figure du dandy, ces hommes maîtrisant leurs émotions, jusqu'à être auteurs de leur propre vie.

Être l'auteur de sa propre vie pourrait, selon un intervenant, être considéré comme prétentieux : "Une forfanterie." Cinna disait qu'il pouvait être maître de lui comme de l'univers : "Je le suis, je veux l'être." Or, il y une chose que l'on ne peut pas maîtriser, c'est le hasard : génétique, naissance, rencontres, et cetera.

L'homme est déterminé par sa nature, dit une autre participante, y compris par notre héritage et par la génération qui nous précède. Mais l'homme est également libre par la vie de son esprit, par son intellect. La conscience peut choisir de modifier l'extérieur, par la création par exemple, création qui est une forme de liberté prise face à la nature.

Comment répondre au hasard, l'immédiateté, à la discontinuité et aux expériences multiples de la vie ? Et comment répondre un regard introspectif et global sur une vie qui n'est pas encore finie ? Stendhal avait écrit sur sa tombe à Montmartre : "Il écrivit, il aima, il vécut." David Bowie avait fait un disque où il mettait en scène sa propre mort. La vie serait une improvisation continuelle, comme le disait Milan Kundera dans L'Insoutenable Légèreté de l'Être : "Il s'accablait de reproches, mais il finit par se dire que c'était au fond bien normal qu'il ne sût pas ce qu'il voulait : On ne peut jamais savoir ce qu'il faut vouloir car on n'a qu'une vie et on ne peut ni la comparer à des vies antérieures ni la rectifier dans des vies ultérieures. Vaut-il mieux être avec Tereza ou rester seul ? Il n'existe aucun moyen de vérifier quelle décision est la bonne car il n'existe aucune comparaison. Tout est vécu tout de suite pour la première fois et sans préparation. Comme si un acteur entrait en scène sans avoir jamais répété. Mais que peut valoir la vie, si la première répétition de la vie est déjà la vie même ? C'est ce qui fait que la vie ressemble toujours à une esquisse. Mais même "esquisse" n'est pas le mot juste, car une esquisse est toujours l'ébauche de quelque chose, la préparation d'un tableau, tandis que l'esquisse qu'est notre vie n'est l'esquisse de rien, une ébauche sans tableau. Tomas se répète le proverbe allemand : einmal ist keinmal, une fois ne compte pas, une fois c'est jamais. Ne pouvoir vivre qu'une vie, c'est comme ne pas vivre du tout."

On n'est pas l'auteur de sa propre vie, dit un autre intervenant. Malgré tout, "on peut faire une approche." des contraintes peuvent nous obliger à faire certaines choses, en particulier dans le cadre professionnel. Par ailleurs, des systèmes contraignants nous ferment les yeux ou bien nous manipulent. Ce serait à nous de prendre le risque de voir ces systèmes et de nous élever contre, si encore nous pouvons le faire.

Être auteur de sa propre vie c'est avoir une force de caractère, au lieu "d'être acteur de sa propre vie." On peut être metteur en scène de sa propre vie, être auteur et acteur, telle le personnage de De Rouille et d'Os. Ces deux phases auteur/acteur peuvent alterner tout au long de l'existence. Les domaines de l'action et de la conviction sont inséparables selon un autre participant. Être auteur de sa vie, c'est avoir trouver cette fusion entre ses convictions et ce que l'on vit réellement. Même avec la maladie, on peut garder une certaine maîtrise de la vie, avec lucidité et sagesse. Toute la difficulté vient de ces aléas que n'ont pas certains – les héritiers de grandes fortunes par exemple.

Or, la grande différence entre les héritiers et ceux qui ne le sont pas est de se changer soi-même, sans ce socle social confortable. Peter Sloterdijk parlait de cet apprentissage que la vie nous contraint. Un apprentissage qui nous grandit et nous apprend à devenir acteur de notre propre vie : "Nous sommes des produits pédagogiques semi-finis qui doivent mener seuls leur production à son terme." Seulement, la liberté de choix est hélas, dit une intervenante, plus facile chez les hommes que chez les femmes. Chez les beatniks par exemple, l'avancée sociale favorisait plutôt les hommes – souvent blancs, du reste. Quant aux femmes, dans ces milieux révolutionnaires, elles étaient contraintes à des tâches domestiques et n'étaient pas maîtres de leur propre vie.

Mais avons-nous vraiment le choix et cette liberté ? Avant d'être acteur de sa vie, encore faudrait-il comprendre le monde, et cela peut être possible grâce à des outils conceptuels. Darwin nous explique que l'homme est un animal à l'état domestique, "qui varie au caprice de son domestiqueur". Le problème de variation darwinien explique que l'on devient ce que l'on fait. La pensée donnée par l'école, les parents ou les groupes sociaux permettent que l'on s'ajuste en fonction des circonstances. Et chaque personne laisse que l'on croise laisse des traces en nous. "La pensée est hétéronome." Il nous faudrait sortir de l'emprise domestique pour revenir à un état sauvage, pourquoi pas jusqu'au fameux "connais-toi toi-même" socratique et pythagoricien : "connais-toi et tu connaîtras l'univers, le monde, les autres et les dieux, les créateurs." Ce "connais-toi toi-même" permet de mieux comprendre l'autre et notre pensée devient autonome et peut être projetée vers l'extérieur, pour ensuite se réaliser. Ce qui apporte tout un travail de déconstruction préalable jusqu'à une construction de nous-même.

Un participant pose une autre question : est-ce que la somme de l'humanité est auteure de sa propre vie ? L'autre question est de savoir s'il existe une conscience universelle, avec notre passé commun et le patrimoine universel. Or, nous aurions du mal à capitaliser et positiver pour une vie pacifiée et réconciliée, via le "revenu universel", lance une personne du public ! D'ailleurs, une autre question se pose : sommes-nous auteurs de nos propres opinions politiques. Il est vrai, est-il dit que le domaine politique, qui devrait être du domaine de la raison, est surtout celui de la passion et de la mauvaise foi.

Le débat se termine par une citation de Jean-Paul Sartre : "En fait, nous sommes une liberté qui choisit, mais nous ne choisissons pas d'être libres : nous sommes condamnés à la liberté."

Le débat se termine par le vote du sujet de la séance du 12 mai 2017. Trois sujets sont proposés aux participants : "D’où vient la morale ?", "Existe-t-il une vérité absolue ?" et "L’État a-t-il tous les droits ?" C'est ce dernier sujet qui est choisi pour cette nouvelle séance.

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