Café philo décembre 100e
Compte-rendu du débat : "Qu'est-ce qu'une oeuvre d'art ?"
Le samedi 10 décembre 2016, le café philosophique de Montargis se réunissait de manière tout à fait exceptionnelle au Centre d’art contemporain des Tanneries d’Amilly, à l’occasion de l’exposition "Histoire des formes" pour un débat sur cette question : "Qu’est-ce qu’une œuvre d’art ?" C’est la deuxième fois que le café philo se décentralise, trois ans après une séance à l’AGART d’Amilly ("Un bon artiste est-il le Surhomme ?").
Ce débat dans un lieu prestigieux ("une œuvre d'art à part entière", commente une personne du public au sujet du bâtiment des Tanneries) était précédé d’une visite de l’exposition temporaire par Jeanne Pelloquin, médiatrice culturelle au centre des Tanneries. Cette visite commentée, visible sur ce lien, dit Bruno, est une entrée en matière passionnante pour parler d’un sujet, l’art, qui, a priori est aux antipodes de la philosophie. L’art est de l’ordre de la création et au sensible alors que la philosophie s’occupe de concepts. Voilà donc deux domaines irréconciliables. Pourtant, les philosophes ont souvent eu à dire beaucoup de choses sur l’art (Hegel, par exemple). En outre, philosophie et art se répondent et s’influencent mutuellement. Ainsi, les grands ouvrages de Friedrich Nietzsche sont des œuvres poétiques et littéraires à part entière (comme le montre cet extrait de Par delà le Bien et le Mal). La poésie et l’art nourrissent la philosophie et sont les premières strates de la pensée. Ainsi, la visite commentée aux Tanneries entend être la première étape du débat sur cette question : "Qu’est-ce qu’une œuvre d’art ?"
L’art est un sujet ancien et fondamental, comme le prouve l’inauguration récente de Lascaux IV. L’art n’a pas fini de se développer, malgré les crises, malgré les guerres, malgré la fin de telle ou telle civilisation. Karl Marx parlait de l’art grec et insistait sur la persistance de notre admiration pour celui-ci, malgré la disparition de la civilisation grecque : "Des enfants normaux, voilà ce que furent les Grecs. Le charme que nous trouvons à leurs couvres d'art n'est pas contrarié par le peu d'avancement de la société où elles ont fleuri. Il en est plutôt le résultat; il est inséparable de la pensée que l'état d'immaturité sociale où cet art est né, où seul il pouvait naître, ne reviendra jamais."
Pour un premier participant, il convient de s’interroger sur l’association de ces deux mots "œuvre" et "art." Une œuvre serait une création plus ou moins éphémère. La création serait une trace donnée à un instant "t", et cet art serait voué à durer dans l’histoire, via une trace pérenne et une "mémoire consciente ou inconsciente". Le questionnement central, dit Claire, est aussi la question du beau. Est-ce que l’œuvre d’art implique le beau ? L’art, à la base, étymologiquement, c’est la technique, le savoir-faire. La cuisine pourrait-elle être assimilée à l’art quand elle est d'un très haut niveau ? De la même, un geste sportif magnifique peut-il être assimilé à une œuvre d'art ?
Est-ce qu’il faut être qualifié pour faire de l’art ou bien ne serions-nous pas, tous autant que nous sommes, "un peu des artistes" ? Est-ce que l’artiste est celui qui s’autoproclame ainsi ? Est-ce que l’artiste est celui qui expose, qui a un public ? Est-ce que l’artiste est celui qui dispose ou celui qui pense ? Vera Molnár que nous avons vu, a conçu une œuvre d’art grâce à des algorithmes mais ce n’est pas elle qui a créé physiquement son œuvre, La Promenade presque aléatoire (1999). Elle n’a pas matérialisé son algorithme, qui, en outre a été créé sur ordinateur. Quel est dans ce cas le rôle de l'artiste?
Une personne du public s’interroge : qui décrète une œuvre d’art ? Parler d’une œuvre d’art, dit un autre intervenant, c’est parler d’évidences et "enfoncer des portes ouvertes" mais avec un vocabulaire différent et technique – et souvent écrit. "Une délégation par l’artiste à l’ordinateur" a-t-il été dit au sujet de l’œuvre de Vera Molnár. On enroberait le langage critique autour de l’art d’un vocabulaire abstrait : "La couleur envisagée comme matière est avant tout recouvrement", par exemple. Le texte devient confus et peut rendre le public goguenard, par exemple au sujet de la performance vidéo sur le taggage d'Ivan Argote (Retouch). Le discours sur l’art et l’œuvre d’art serait celui d’un certain milieu, l'entre-soi et une certaine élite. Un bon artiste serait peut-être celui qui sait le mieux parler de son œuvre et qui serait accepté par ce milieu. Pour une autre personne du public, l’art serait réservé à une sorte d’élite et contraindrait le public lambda à être "regardeur" et non pas "admirateur".
Qu’est-ce qu’une œuvre d’art et qu’est-ce qu’un artiste ? Pour un participant, la première personne qui se décrète artiste est l’artiste lui-même et, pour se faire, vers les lieux et les gens qui parlent d’art. Il se confronte à ce milieu pour avoir des réponses extrêmement différentes : de l’enthousiasme (rarement, il faut le dire), de l’acceptation polie mais aussi des refus, ces positions pouvant être exprimées de multiples manières, de l’agressivité à la courtoisie. Le renouvellement artistique nécessite des clés pour lire et comprendre des œuvres d’art, au risque de ne rien comprendre et de passer à côté de choses fondamentales. Quand on est en face d’une œuvre, on la juge selon ses critères qui peuvent être anciens ou inadaptées si cette œuvre est récente, comme celles que les Tanneries proposent. Une personne s’interrogeait sur la manière dont on décrétait ce qu’était une œuvre d’art. Il semblerait que ce soit le temps qui soit ce prescripteur. Une œuvre signifie : une création unique mais aussi une démarche de l’artiste dans le temps. Pour le "regardant", une série d’œuvres répondant au même critère lui permet de mieux entrer dans cette œuvre.
Socrate, dans La République, expliquait qu'il y avait trois classifications dans l'art : la nature comme création divine, la création de l'artisan et enfin le peintre imitant un objet, d'un certain point de vue. Ce dont il est question c'est de "dilution", voire de "dégradation" qui laisse la place à un point de vue. Une œuvre peut aussi être immatérielle et peut aussi véhiculer l'idée d'une perfection recherchée, à la manière dont un dieu créé l'homme "parfait" – avant sa chute. Il est précisé que Platon définit l'oeuvre d'art comme l'imitation d'une imitation des Idées parfaites, au point que l'homme, pendant longtemps, sera considéré comme incapable de tout pouvoir créateur, un pouvoir que seul un dieu posséderait. En cela, Nietzsche s'est révolté qui a vu l'art comme transcendance de l'homme : pour eux, la matière découlerait de l'idée et de l'esprit, et non pas de Dieu, au point de se dépasser et de créer le Surhomme dont rêvait Nietzsche.
Si le temps fait l’œuvre d’art, quid de l’art contemporain ? "Un bon artiste serait-il un artiste mort ?" est-il dit sous forme de boutade ? Il semblerait que ce soit le temps qui permette de lire l’œuvre d’art. L’art contemporain, tel qu'il est présenté aux Tanneries, a une vocation de diffusion auprès du public et d'accompagnement des artistes. Le rapport au temps est fondamental dans l'art, est-il encore dit. Le contemporain n'est pas juste une notion historique : cela engage aussi l'actualité. L'art est un travail et l'art contemporain est cette transformation en cours. L'œuvre d'art serait donc pour cette raison hypothétique et sujette à évoluer dans le temps. La valeur artistique de l'art serait aussi déterminée en fonction du public – du spectateur ou du "regardeur" qui serait de plus en responsabilisé durant ces dernières décennies. La reconnaissance peut exister aujourd'hui comme elle peut disparaître demain. L'art contemporain propose mais sans engager l'avenir du paysage artistique de demain.
L’art, dit un autre intervenant, serait indissociable d’une certaine élite mais cet art peut se répercuter vers les différents classes sociales et "la compréhension va changer en fonction des filtres sociologiques." Cet intervenant rapproche le thème de l’art à celui sur les textes religieux. Devant une œuvre d’art, le public pourra avoir l’impression de se trouver devant un langage codé, voire occulte dans le sens de "caché" et interprétable seulement pas une certaine élite. Nous serions face à un ésotérisme, qui est différent de l’interprétation littéraliste du texte/œuvre. Ce sens caché de l’œuvre d’art prétend expliquer "la vérité de l’œuvre." Ce participant aborde un autre aspect : celui de l’économie. Le capitalisme imprègne chaque production d’une société. S’agissant de la création de Vera Molnár, la production est directement issue d’un ordinateur ; en ce sens, cette œuvre est précurseur du devenir de l’art et l’artiste en serait son prophète.
Il a été dit qu’étymologiquement l’art est indissociable de la technique. L’artiste est au départ l’artisan. Ces deux mots communiquent entre eux de manière naturelle, à la manière de Picasso qui, dans les dernières années de sa vie s’est fait artisan autant qu’artiste en créant des céramiques. Pour Platon, l’artiste était déconsidéré, au contraire de l’artisan, et n’avait pas droit de cité : "L'art d'imiter est donc bien éloigné du vrai, et, s'il peut tout exécuter, c'est, semble-t-il, qu'il ne touche qu'une petite partie de chaque chose, et cette partie n'est qu'un fantôme."
Quel est le rôle de l’art se demande une participante ? L’art aurait plusieurs objectifs : le divertissement, l’émotion, l’évasion et enfin nous apprendre quelque chose du monde et des autres. L’œuvre d’art, dit cette participante, pourrait avoir une fonction didactique mais elle est moins importante que celle de procurer du plaisir. Certains critères peuvent en effet définir l’œuvre d’art : la création, tout d’abord. Il y a ensuite la démarche et la réalisation (on est dans l’artisanat), sans oublier l’esthétique : "La forme c'est le fond qui remonte à la surface", disait Victor Hugo. L’œuvre d'art a, pendant des siècles, consisté dans la représentation du réel, que ce soit des paysages, des natures mortes ou des portraits. Chacun des critères évoqués sont plus ou moins importants, ou plus ou moins pris en considération. Et, pour cela, avoir un intermédiaire ou un médiateur, permet de prendre connaissance d’un nouveau domaine artistique qui n’est plus visuel ou esthétique au premier abord mais qui touche plus l’esprit, comme les ready-mades de Marcel Duchamp, qui voulait "toucher la matière grise des gens."
L’art pourrait-il être simplement coloré ou joyeux ? Cela peut renvoyer aux repères classiques et personnels. Par exemple, la couleur noir peut avoir une autre interprétation que notre idée première (le noir de Soulages). Or, l’œuvre d’art qui ne répondrait pas à nos attentes serait d’office rejetée en tant que telle, comme une défense. On refuserait le qualificatif artistique d'une œuvre car on ne comprendrait pas le sens d'une performance ou on n’adhérerait pas au manque d'harmonie d'une musique. Il est aussi question au cours de ce débat de la question de rupture, de modernité, mais aussi d'incompréhension et d'un mur bâti entre public et artiste, comme l'impressionnisme pouvait l'être à ses débuts. En art contemporain, dit une personne du public, tout semblerait se valoir. Or, tout ne se vaut pas et ces "propositions" contemporaines, sous prétexte qu'elles sont des créations, devraient être acceptées en masse, avec le danger d'une "accumulation". Un participant précise que ce qui est élitiste peut se répandre en cascade vers la société. Une participante s'interroge : ne seraient-ce pas les changements de supports (vidéos, 3D, happenings, land art, l'informatique, et cetera) qui déstabiliseraient le public ?
La notion de spéculation est abordée en cours de débat : on achète des tableaux et on les revend, avec des marges parfois conséquentes. Le discours sur l’art semblerait être dicté par des commentaires économiques. Il est évoqué la question de la spéculation artistique et des dommages de l'économie dans l'art, que ce soient les pillages (comme en Syrie), les trafics de tableaux ou les ventes aux enchères réservées à des élites. L'économie de l'art, est-il répondu, est réelles, comme elle l’est dans des domaines comme l’œnologie, mais elle ne saurait monopoliser la question de l’art. Quant à la question de l’émotion, elle est pertinente, mais cette émotion n’est pas forcément immédiate et elle peut venir après des croisements, après avoir questionné l’œuvre d’art.
L’économie de l’art n’est pas anodin et n’est sans doute pas à rejeter en bloc. L’art a en effet une fonction sociale autant qu’économique. On achète des disques de musiques classiques, de jazz ou d’électro-pop, on va au musée, on acquiert des tableaux ou des sculptures : tout cela participe à la vie de la société. Et l’art prend aussi une importance intime qui nous fait réagir de telle ou telle manière, selon les goûts. La marchandisation de l'art existe, certes, dans les salles de vente comme dans les salles de concert, dans le prix d'une sculpture comme dans les ventes d'un album de rap. Pour autant, cela n'a pas grand chose à voir avec la réalité de ces millions d'artistes qui vivent chichement dans leur atelier et qui galèrent pour financer leur matériel ou leurs recherches. L'économie de l'art, est-il ajouté, apporte une foule de fantasmes, jusqu'à déformer notre questionnement sur l'art. Ce questionnement de l'art semblerait être pollué par la question économique.
Toujours, on considère l'artiste comme consubstantiel à son œuvre d'art. Mais dès que l'œuvre d'art est exposée et n'est plus dans sa phase de conception, appartient-elle encore à l'artiste ? La relation entre l'artiste et le regardeur/spectateur n'est-elle pas fondamentale à l'œuvre d'art ? Il conviendrait sans doute aussi de s'interroger sur la question de la morale de l'art. Considérons un acte moral désintéressé et le beau comme désintéressé, avec des critères communs universels. Dans ce cas, une œuvre artistique vendue au prix fort ne perd-elle pas son attribut moral ? La question est aussi de savoir si le public du café philo est venu voir l'exposition pour ce qu'elle est, pour ce beau désintéressé, ou bien pour le débat ?
Claire conclut avec deux citations : "Une œuvre d'art est toujours réussie. C'est son public qui ne l'est pas toujours." (Oscar Wilde). Elie Faure disait, lui : "L'art, qui exprime la vie, est mystérieux comme elle. Il échappe comme elle à toute formule mais le besoin de la définir nous poursuit parce qu'il se mêle à toutes les heures de notre existence habituelle pour en magnifier les aspects sous ses formes les plus élevées ou les déshonorer par les formes les plus déchues. Ce n'est qu'en écoutant son cœur qu'on peut parler sans l'amoindrir."
Le prochain débat aura lieu le vendredi 20 janvier 2017 à la Brasserie du Centre commercial de la Chaussée pour un débat sur l’échec : "Échec : tomber, se relever".