Café philo décembre 100e
CAROL GILLIAN ET LA PHILOSOPHIE DU CARE (INTERVIEW)
Nous traduisons ici de larges extraits de l'interview de la philosophe américaine Carol Gillian réalisée pour le site Internet Ethics Of Care (trad. café philosophique de Montargis).
Ethic of Care : Où travaillez-vous en ce moment ?
Carol Gilian : Je suis professeur d'université à l’université de New York, enseignante à l'École de Droit de la Steinhardt School of Culture, Education and Human Development et à la Graduate School of Arts and Sciences.
Pouvez-vous nous parler de votre recherche et de sa relation avec l’éthique du care ?
Mes recherches sur l'identité et sur le développement moral m'a conduit à identifier l'éthique du care comme "voix différente", une voix qui allie le moi avec autrui et la raison avec l'émotion. En transcendant ces binômes on est passé au paradigme de la théorie psychologique et moral. L'éthique du care part du principe que nous, êtres humains, nous sommes fondamentalement des êtres relationnels, des êtres sensibles, et que la condition humaine implique l’interconnexion et l'interdépendance.
Comment avez-vous été impliqué dans l'éthique du care ?
Je suis venu à écrire sur une éthique du care après avoir écouté la façon dont les gens parlent de leurs expériences de conflit moral et des choix auxquels ils sont confrontés. Ma recherche a porté sur des situations réelles, plutôt qu’hypothétiques, de conflits moraux et de choix... J'ai été poussé à écrire sur une éthique du care suite aux contradictions que j'ai remarquées lorsque s’exprimaient les théoriciens de la morale et les gens de la rue.
Comment définiriez-vous l'éthique du care ?
Comme une éthique fondée sur la parole et sur les relations humaines, comme sur l'importance de chacun d'avoir une voix, d'être écouté attentivement (en leur nom propre et sans dénaturer leurs propos) et d’être entendu avec respect. Une éthique du care oriente notre attention vers la nécessité de réactivité les relations humaines (attention, écoute, réponse) et vers le coût du manque de communication avec nous-même ou avec autrui. La logique du care est inductive, contextuelle, psychologique, plutôt que déductive ou mathématique.
Quelle est la chose la plus importante que vous avez appris de l'éthique du care ?
Que la morale est fondée sur une logique psychologique. Elle reflète la façon dont nous nous connaissons nous-même grâce à nos relations avec autrui. Elle nous parle aussi des origines du mensonge moral dans les relations humaines car elles donnent lieu à des préoccupations au sujet de l'injustice et de l'insouciance. En étudiant son développement, j'ai réalisé que les préoccupations concernant l'oppression et celles au sujet de l'abandon sont intégrées dans le cycle de la vie humaine, que le pouvoir agit différemment avec les enfants et avec les adultes et enfin que les soins sont essentiels pour la survie humaine. L’éthique du care parle de ces préoccupations.
Qui considérez-vous comme spécialistes le(s) plus important(s) dans ce domaine?
Les personnes qui ont participé à ma recherche sont de grands artistes : auteurs dramatiques, romanciers et poètes. Ils ont amélioré notre compréhension de la condition humaine à travers le temps et les cultures. Dans l'élaboration de ma réflexion sur l'éthique du care, j'ai aussi beaucoup appris des écrits de philosophes moraux tels que Hannah Arendt, Simone Weil, Iris Murdoch, Suzanne Langer, Martha Nussbaum, Stanley Cavell et David Hume.
Quel travail sur l'éthique du care vous semble le plus important?
À l'heure actuelle, les écrits de Michael Slote, ainsi que le travail fait à Paris par la philosophe morale Sandra Laugier et la sociologue Patricia Paperman.
Parmi vos livres ou articles, lesquels nous conseillez-vous ?
Joining the Resistance (2011, non traduit en français), en particulier le premier et le dernier chapitre, mais également Une Voix différente (1982, éd. Champs Flammarion, 2008) et The Birth of Pleasure (2002, non traduit en français). Pour l'éthique du care appliqué à la démocratie et à la résistance au patriarcat, je voudrais également recommander le livre que j’ai publié en 2009 avec David A.J. Richards (un collègue de l’Université de New-York, expert en droit constitutionnel et philosophe de la morale) : The Deepening Darkness: Patriarchy, Resistance, and Democracy’s Future (Cambridge University Press). [Les Temps obscurs : Le Patriarcat, la Résistance, et le Futur de la Démocratie, non traduit en français].
Quelles sont les questions importantes à soulever pour l’avenir de l'éthique du care ?
D’abord, répondre à la question de savoir pourquoi l'éthique du care est encore attaquée (en particulier aux États-Unis mais aussi maintenant en Europe). Ensuite, examiner l'éthique du care à la lumière des nouveaux éléments de preuve dans les sciences humaines, à savoir que nous, humains, nous sommes par nature empathiques ainsi que des êtres sensibles et programmés pour la coopération. Plutôt que de demander comment nous pouvons être capables de prendre soin d’autrui, les grandes questions sont plutôt : comment ne parvenons-nous pas à prendre soin d’autrui et comment pouvons-nous perdre la capacité d'empathie et de compréhension mutuelle ? Il est également essentiel de préciser que dans un cadre patriarcal, l'éthique du care est une éthique "féminine", alors que dans le cadre démocratique il y a une éthique humaine fondée sur les valeurs démocratiques fondamentales: l'importance de chacun d'avoir une voix et d'être écouté avec soin et avec respect. De là, ce principe d'égalité permettant de traiter les conflits dans les relations humaines. La multitude de voix devient alors partie intégrante de la vitalité d'une société démocratique.
L’éthique féministe du care est une éthique de la résistance aux injustices inhérentes au patriarcat (associer soins et compassion avec les femmes plutôt que qu’avec l’ensemble des hommes, la féminisation du travail de soins, la prestation de soins en tant que simple élément de la justice - en faire une simple question d'obligations spéciales ou de relations interpersonnelles). Une éthique féministe du care oriente la lutte historique pour la démocratie sans le patriarcat : c'est l'éthique d'une société démocratique. Il transcende les particularités entre les sexes et les hiérarchies qui structurent les institutions patriarcales et les cultures. Une éthique du care est essentielle à la survie humaine et aussi à la réalisation d'une société mondiale...