Compte-rendu du débat : "Qu'est-ce qu'être normal?" (01/06/2018)
Le café philosophique de Montargis se réunissait le 18 mai 2018 pour une séance qui portait sur cette question : "Qu’est-ce qu’être normal ?"
La première question est de savoir de quelle norme il s’agit, en sachant qu’on interroge la normalité dans le sens de l’être. Il est dit que la norme est ce qui est d’équerre. C’est applicable à un ensemble de personnes, d’une majorité. Tout dépend des cultures et d’une époque. Faut-il suivre une normalité ou non ? L’être humain doit-il se référer à des normes, des lois, qui nous imposent telle ou telle attitude ?
Être normal ce serait déjà utiliser un jeu de comparaisons. On est normal par rapport à : des normes, des lois ou des règles. La question de la normalité semble être omniprésent dans nos vies :"Suis-je normal ?" "Mon enfant est-il normal ?" "Est-ce normal que je réagisse ainsi ?" En politique, n’a-t-on pas parlé de "Président normal" ?
Pour une participante, finalement c’est l’autre qui nous dit si je suis normal ou non. Chacun répondrait à des critère qu’on lui impose oui qui lui sont imposés, comme une personne handicapée. Il en sera question plus tard.
Un autre intervenant se pose trois questions : est-ce que moi je me considère comme normal ? Et les autres : me paraissent-ils normaux ? Et le monde l’est-il ? La question de normalité fait réellement sens : "Quelle chimère est-ce donc que l'homme ? Quelle nouveauté, quel monstre, quel chaos, quel sujet de contradictions, quel prodige ? Juge de toutes choses, imbécile ver de terre, dépositaire du vrai, cloaque d'incertitude et d'erreur, gloire et rebut de l'univers" disait Blaise Pascal.
Pour quelles raisons se pose-t-on cette question : une anomalie ou un décalage par rapport aux autres ? "Je ne suis pas sensé être normal, je suis sensé être moi" réagit une autre personne.
Finalement, la première des normes et de la normalité n’est-ce pas la norme naturelle, cette nature d’où nous sommes sortis pour entrer dans la société : "Si la Nature était à nos yeux un simple donné, en lui-même moralement neutre, si elle se bornait à définir pour nous le réceptacle de ce qui existe, on ne voit pas comment on pourrait l’invoquer au titre d’une norme par rapport à laquelle tel geste se trouverait désigné comme transgressif" (Jean-Michel Besnier).
La norme est aussi une loi artificielle définie par l’homme. Elle est à géométrie variable : "Le normal n’est pas un concept statique ou pacifique, mais un concept dynamique et polémique" disait Georges Canguilhem.
La norme serait-elle une moyenne ? Un participant parle de l’évolution et de la génétique, avec une tendance qui fait que l’homo sapiens est homo sapiens. Or, chaque homme, même fruit d’une "moyenne", est lui-même singulier par rapport aux autres hommes de son espèce. La norme serait-elle cette moyenne qui permettrait de définir notre manière d’évoluer ? Or, il est dit que la norme est bien perçue dans les sociétés comme un idéal à atteindre, si ce n’est comme un consensus. Une question se pose d’emblée : qui définit la norme ? Le groupe ? Une majorité ? "La morale de notre temps est fixée dans ses lignes essentielles, au moment où nous naissons ; les changements qu'elle subit au cours d'une existence individuelle, ceux, par conséquent, auxquels chacun de nous peut participer sont infiniment restreints" (Emile Durkheim).
Nous subirions la norme, ne serait-ce que dans l’exemple de la société de consommation avec des standards imposés par des entreprises, avec ce risque que "En perdant la guerre des normes, nous avons perdu la guerre des modèle" (Mathieu Pigasse). Des codes et des règles qui peuvent aussi permettre de vivre en paix et de canaliser certaines émotions.
La normalité recouvre des habitudes et des mœurs. Nous avons tous une norme en nous, avec l’instinct de survie par exemple. Cette norme peut s’appliquer avec une grande puissance, qui fait que l’on va mettre en place des grilles ou des normes pour défendre la majorité. Autre exemple : le mode de vie occidental s’impose au monde, avec une puissance qui peut empêcher les autres civilisations de s’épanouir. Cela est donc subjectif selon les intérêts d’un moment. Cela n’a aucune valeur intrinsèque, réagit une personne du public.
Doit-on faire le procès de la norme ? Elle nous est indispensable sur terre : dans l’état de nature sans norme, on serait en guerre perpétuelle.
La normalité doit-elle être distinguée de la marginalité ? Et qu’est-ce que le concept de moyenne ? On parle par exemple de "Français moyen." Mais qu’est-ce que cela veut dire ? Cela a-t-il un sens si l’on prend les moyennes de chaque personne ? La norme pourrait être prédéfinie par une autorité ou alors cela peut être un simple constat ou des statistiques, comme en anthropologie. D’ailleurs, si un extra-terrestre faisait une moyenne de l’espèce humaine, il dirait que l’homme serait un homme d’une trentaine d’années et qui serait chinois...
Dans le langage populaire, être normal c’est être comme les autres. Si cela permet dans l’inconscient de vivre en paix, cette normalité est triste et réductrice : "L'ennui naquit un jour de l'uniformité" disait le dramaturge Antoine Houdar de La Motte. Le normal peut écraser, à l’exemple de Madame Bovary ou du roman Marlène de Philippe Djian ("Avait- il trouvé la paix, l'oubli, la plénitude ? Avait- il seulement trouvé le repos, un sommeil décent, avait- il connu l'ennui, le lénifiant et délectable ennui d'une journée banale, morne, transparente, ordinaire ? Non, évidemment non, rien de tout ça"). Au contraire, c’est par les gens hors-normes que le monde évolue. La norme n’est pas à ignorer mais ce qui contredit la norme permet de dépasser un problème. "Il y a donc une norme. Alors, pourquoi ne pas la chercher et ne pas la trouver, et après l'avoir trouvée, pourquoi ne pas nous en servir par la suite rigoureusement, sans nous en écarter d'un pouce ?" disait Épictète il y a plusieurs siècles de cela.
Une personne s’interroge sur la perception que chacun a de sa propre normalité. Dans la question "Qu’est-ce qu’être normal ?" il y a des règles non-écrites mais qui se respectent par intuition, et qui se pensent par rapport à notre environnement (vivre seul, en couple, au milieu des autres). Comment se sent-on normal ou non ? Le regard des autres ne conditionnerait-il pas notre normalité ? Et notre parcours correspond-il à ce que l’on attend de nous le groupe et la collectivité. On attendrait de nous un peu plus, que je sois pleinement dans la communauté ou non ? Comment cette norme s’impose-t-elle à nous ? À quel moment un comportement de quelqu’un d’autre nous choque ?
La norme est imposée par la société, et souvent durement. Un groupe fonctionne ainsi, telle une petite société. Il y aurait une sorte de loi naturelle qui imposerait au groupe. Loi naturelle ou loi du plus grand nombre ? Mais comment réagir lorsque l’on n’est pas d’accord avec la norme ? La pression sociale existe, avec son corollaire : le danger de l’exclusion.
On parle bien d’être normale. Or, le débat évoque souvent des attitudes, de physiques, d’apparences, et moins d’être. La normalité existe, réagit un participant, y compris dans la nature. Et les animaux même semblent être sans pitié envers leurs congénères sui sont hors-normes, quitte à les éliminer. Jacques Lacan disait : "De tous les diagnostics, la normalité est la plus grave, parce qu’il est sans espoir." Dans la nature, la loi de la rivalité existe, mais aussi la loi d’entraide comme le dit Charles Darwin. Dans la nature, un équilibre se fait : une norme permet de garder des comportements classifiées et codifiées afin que le groupe puisse être préservé. Il y aurais sans doute des avantages et des inconvénients à être dans la norme ou non.
Comment devient-on ou redevient-on normal ? Une participante remarque que jamais les "psys" n’ont été autant sollicité qu’aujourd’hui, preuve que le normal nous taraude. De la même manière, les surdoués (les "hauts potentiels" et les "zèbres") sont regardés avec fascination ou méfiance : "La normalité est une route pavée : elle est confortable à marcher mais aucune fleur n'y fleurit" écrivait Vincent Van Gogh.
Aucune fleur, vraiment ? Que dire alors des créateurs ? Une intervenante cite Boris Cyrulnik : "Tout créateur sort de la norme. Toute innovation est anormale." Finalement, dans le domaine de l’art, ce qui sort de la norme c’est ce qui peut constituer le génie, susceptible de créer une nouvelle norme, comme cela a été le cas pour Picasso ou les Impressionnistes.
Autre anormalité qui peut construire et qui peut être un avantage dans la construction de l’être c’est l’adolescence : la révolte contre ses parents et la contradiction contre la société s’avère finalement bénéfique. La phase de chaos de l’adolescence est aussi considérée comme "normale," sauf si elle perdure jusqu’à l’âge adulte, auquel cas cela devient pathologique.
Face à cette norme et à l’anormalité, comment réagir ? Il y a l’exemple des fous : doit-on les remettre dans la norme ou faire "comme si" ils étaient normaux ? L’enfermement doit-il être une solution ? : "De l'homme à l'homme vrai, le chemin passe par l'homme fou" disait Michel Foucault. Tout dépendrait du type de médiation que la société met en place pour accueillir et intégrer ces personnes différentes. La pédagogie est capitale pour permettre à ces fous de vivre comme n’importe qui au milieu d’un groupe. Mais les élites sont-elles prêtes à financer ce genre de projet ? L’autre question est : comment accepter des personnes différentes si on ne les voit jamais ? C’est le savoir qui est la première étape vers l’acceptation de l’anormalité d’autrui.
Une personne qui ne correspond pas à une norme majoritaire, se correspond peut-être à lui-même. Il est fidèle à lui même. Il y aurait ce qui est normal et ce qui est naturel. À l’état naturel, est-ce que naturellement nous serions sauvages, irrespectueux ? S’il n’y a pas de normes, ne saurions-nous pas cohabiter les uns avec les autres. Si l’on revient à l’adolescence, on parle bien de crises aujourd’hui. Or, cette adolescence est un âge nouveau et moderne. C’est quelque chose de complètement construit, et si l’on parle du malaise lorsque l’on ne correspond pas à une norme, c’est qu’il existe un conditionnement et cette cohérence au niveau du groupe. Or, la question à se poser est bien celle-ci : qu’est-ce qui est naturel ? Qu’est-ce qui fait que face au regard de l’autre je suis bien, moi. Cette question se pose au niveau par exemple du handicap physique ou mental.
Les participants du café philo abordent pendant plusieurs minutes ce problème du handicap, avec le problème des établissements spécialisés – qui ne sont pas si spécialisés que cela – et des témoignages de personnes parlant de cette difficulté à vivre une "anormalité" avec le regard des autres, et dans une société souvent violente, avec ces entreprises qui mettent les salariés handicapés en état de surrégime. Un participant se pose cette question : la société ne devrait-elle pas plutôt protéger les personnes anormales, et si oui comment ? Il est question des rapports entre la norme, la normalité et les gens de pouvoir, avec des personnes qui ont des intérêts bien particuliers : "La norme se définit non pas du tout comme une idée naturelle, mais par le rôle d’exigence et de coercition qu’elle est capable d’exercer par rapport aux domaines auxquels elle s’applique. La norme est porteuse, par conséquent, d’une prétention de pouvoir" écrivait Michel Foucault.
Nous devrions chacun trouver chacun une boîte, dans l’idée que nous ne nous sentirions pas exclus. Une personne anormale dans une certaine culture peut se sentir par contre pleinement à sa place ailleurs, avec d’autres.
Une dernière question pourrait se poser : "Peut-on se construire soi-même en nous fondant dans une norme collective ?" C’est être soi-même, plus qu’être normal, au milieu d’une norme et surtout au milieu des autres. Et devons-nous gommer nos particularités pour être invisibles, plutôt qu’être soi-même et vivre. Qu’est-ce que l’on cède et qu’est-ce que l’on défend à tout pris au milieu de ces normes qui nous dépassent ?
La séance se termine par le vote du sujet pour la séance du 22 juin au Belman. Trois sujets sont proposés : "L’école : est-ce que le niveau baisse ?", "La liberté a-t-elle un prix ?" et "Doit-on prendre ses rêves pour la réalité ?" C’est le sujet "La liberté a-t-elle un prix ?" qui est choisi.
Par ailleurs, les animateurs du café philo annoncent que le café philo clôturera cette saison par une séance exceptionnelle aux Tanneries d’Amilly le samedi 23 juin.
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