Compte-rendu du débat "Les apparences sont-elles toujours trompeuses?" (27/07/2019)
Le café philosophique de Montargis se réunissait le 19 juillet 2019 pour une nouvelle séance, portant sur le sujet "Les apparences sont-elles toujours trompeuses ?" Ce sujet s’inspire d’un lieu commun, une formule "populaire" (les "apparences trompeuses" ; "l’habit ne fait pas le moine"), qu’il s’agit de remettre en question.
Une courte vidéo publicitaire est diffusée en début de séance : en ce qu’elle thématise des apparences trompeuses et cocasses, cette publicité nous introduit dans le sujet.
Un premier intervenant affirme que les apparences sont parfois trompeuses, parfois non. Par ailleurs, il souligne le lien entre apparences et perception : l’apparence est d’abord une question de "sens" (la vue, l’ouï, le goût, etc.) ; or nos sens sont imparfaits et variables en fonction des individus. Il faut donc se demander, d’une part, si nos sens sont fiables ; d’autre part, si l’interprétation qu’on donne de nos sensations est correcte. Sachant que cette interprétation est soumise à nos croyances, à nos préjugés, etc. on peut penser que notre façon d’appréhender la réalité est biaisée, voire très peu fiable.
Un deuxième intervenant rebondit : notre perception du monde est prisonnière de nos dispositifs sensoriels et cérébraux – qui sont foncièrement limités. Nous captons une toute petite partie des ondes lumineuses et sonores, et à partir de cela, nous interprétons le monde. Or cette interprétation ne peut qu’être partielle. Par ailleurs, la science démontre que la réalité est souvent contre-intuitive (c’est-à-dire que le monde "perçu" ne correspond souvent pas à la réalité des choses, comme étant décrite par la science : apparemment, la terre est plate ; apparemment, c’est le Soleil qui tourne autour de la terre, et non vice-versa).
Un troisième intervenant déplace alors le débat, en s’interrogeant sur les rapports entre "apparence" et "image". L’"apparence" est d’abord l’"image". Or l’image, ce n’est pas la réalité : ce n’est qu’une "partie" de la réalité. Cela ne peut que renvoyer à la théorie de la perception d’Henri Bergson (Le Rire, 1900), selon laquelle le sujet percevant "découpe", par ses sens, des portions de réel. Le fruit d’un tel "découpage" est, donc, une "image". L’intervenant poursuit avec un exemple : lorsqu’on se regarde dans un miroir, on s’aperçoit que notre main droite est devenue notre main gauche. Pourtant, cet être symétrique par rapport à nous (apparence), c’est bien nous-mêmes (réalité) ! Dès lors, comment aller au-delà de l’image ? L’intervenant conclut en disant que les apparences sont toujours trompeuses, puisque essentiellement partielles.
Une intervenante revient sur la question de l’image : avec l’exemple du selfie, elle montre que l’image (cette "portion de réalité" partielle et partiale) peut échapper à notre contrôle. Ainsi, un selfie chargé sur un réseau social échappe aux prises de son auteur, et finit par être partagé sans son entier consentement. Cela a une autre implication : c’est surtout par l’"image" qu’on espère pouvoir susciter une réaction chez l’autre (le fameux like). Cela semble révéler la place centrale occupée par l’image dans la société actuelle. De plus, l’image est manipulable : avec des outils comme Photoshop, on est en mesure de manipuler les images – tout en agissant, donc, sur l’apparence, sans pouvoir intervenir sur la vraie nature de la chose.
A cette intervention s’en greffe une autre : une intervenante pointe l’importance qu’on attribue à l’image renvoyée aux autres. D’où l’achat de biens de luxe et de status symbols. Suit une mise en rapport des sociétés de communication actuelles (qui tendent à cacher la réalité) avec celles d’autres fois (qui, elles, promouvaient la vérité).
Afin de recentrer le débat sur la question posée, on se demande ce qu’il faut entendre par "apparences toujours trompeuses", et "trompeuses" par rapport à quoi. Nous évoquons l’allégorie de la Caverne de Platon (La République, livre VII). Si la caverne représente le monde sensible, et les prisonniers, la condition humaine, on dira que, selon Platon, les apparences sont toujours trompeuses : en effet, les sens nous livrent un monde qui ne correspond pas à la vraie nature des choses. Celle-ci ne peut être découverte que via un chemin cognitif, où l’entendement (le nous grec) joue un rôle majeur. Cette image nous permet de revenir sur les propos du deuxième intervenant : sachant que l’allégorie de la Caverne est un récit fondateur de la pensée occidentale, on peut penser que la science elle-même présuppose le caractère trompeur des apparences. Elle ne peut donc pas le démontrer – ce serait une petitio principi.
Encore faut-il rappeler que le chemin cognitif dont parle Platon est semé d’embouches : sortant de la caverne, le prisonnier est ébloui par la lumière du Soleil, et il lui faut un temps d’adaptation pour appréhender la vérité.
Nous rappelons également la conclusion de l’allégorie platonicienne : si quelqu’un tentait de délivrer les autres prisonniers, ceux-ci seraient prêts à le tuer. Ce, pour souligner l’emprise qu’ont les apparences sur l’homme du commun.
Une intervenante rebondit sur l’allégorie, montrant que la "connaissance" dont disposent les prisonniers ne requiert pas d’effort personnel (les prisonniers se contentent de regarder les ombres qui défilent devant eux). De plus, elle est complètement "organisée" par d’autres individus – les personnes qui font défiler des objets derrières eux. On voit, ici, une représentation des "manipulations" (y compris médiatiques et politiques) qu’on peut opérer via les apparences. L’intervenante fait également un parallèle avec le film Matrix.
Une troisième intervenante prend ensuite la parole, pour poser une question : on nous dit que les apparences sont trompeuses, certes. Mais nous donne-t-on les clés pour se détromper ? La rhétorique des apparences "trompeuses" ne serait-elle pas qu’un moyen pour rabaisser ceux qui n’ont pas les outils pour aller au-delà ?
Deux intervenants répondent à cette question : selon le premier, le "système" n’a pas intérêt à ce qu’on aille au-delà des apparences ; d’où le fait que, malgré les moyens de diffusion de la culture, les "clés" pour se détromper restent cachées. En revanche, selon le second, une démarche cognitive seulement "personnelle" aboutit souvent à des erreurs : on pense notamment à ceux qui cherchent, par eux-mêmes, la vérité sur internet, et qui finissent par adhérer à des thèses complotistes. La recherche de la vérité requiert, donc, un socle de connaissances préalables, qu’on ne peut acquérir que par la fréquentation de la science (entreprise collective) et des œuvres de l’esprit. Un autre intervenant essaie de faire la part des choses : le modèle à suivre pour aller au-delà des apparences serait, peut-être, celui du scientifique. Grâce à sa maîtrise d’une méthode rigoureuse, le scientifique peut arriver à formuler par lui-même des hypothèses et des théories. Ce, sans prétendre délivrer des vérités absolues : le vrai scientifique connaît les limites de la science, ainsi que le caractère toujours "provisoire" des vérités scientifiques.
Un quatrième intervenant revient sur la question posée plus haut : lorsqu’on pointe le caractère trompeur des apparences, ne finit-on pas par rabaisser ceux qui n’ont pas les moyens pour aller au-delà des apparences ? De fait, la "recherche cognitive" dont parle Platon est toujours conditionnée par des facteurs sociaux (des différences de capital culturel, par exemple) ; or Platon lui-même est un penseur fort élitiste. Dès lors, insister sur la "tromperie" des apparences, n’est-ce pas reproposer un modèle élitiste de la connaissance – où seuls les plus "instruits" peuvent saisir la vérité, à la différence du petit peuple inculte ?
Ces considérations amènent une intervenante à montrer que, même au sein de la communauté scientifique, les "apparences" peuvent tromper : il est notamment question des "charlatans", qui exploitent leur renommée, leurs capacités persuasives et leur statut (leur "apparence" : le fait qu’ils apparaissent comme étant compétents), pour proposer des hypothèses farfelues. Ainsi revient-on à la question du lien entre "apparence" et "manipulation" : on peut exploiter ses apparences pour manipuler autrui.
On poursuit sur ce lien, en montrant que les mécanismes du capitalisme tendent à entraver la recherche de la vérité. Dans ce cadre, on fait une digression sur le caractère obscur de la facture de l’eau : selon une intervenante, tout est fait pour que l’usager ne comprenne pas cette facture. Les "clés" pour la déchiffrer restent, donc, cachées, au profit de ceux qui – dans le "système" – exploitent notre ignorance. Cependant, on peut se demander si ce caractère obscur dépend vraiment d’une volonté de tromper : de fait, il se peut que l’agent qui établit la facture ne comprenne pas, lui-même, tous les paramètres qu’il utilise. Ainsi, une erreur sur la facture – qui nous apparaît comme étant une manipulation intentionnelle – n’est que le fruit d’une mécompréhension à d’autres niveaux. Un intervenant souligne alors la complexité des logiciels, utilisés par les collectivités pour établir les factures.
Après cette digression, une intervenante recentre le questionnement sur le sujet : par rapport à quoi les apparences seraient-elles trompeuses ? Soit elles sont trompeuses par rapport à une vérité absolue – correspondant à la vraie nature des choses. Mais alors, peut-on vraiment atteindre cette vérité et cette vraie nature ? Soit elles sont trompeuses par rapport aux impressions ultérieures qu’on peut se faire sur une chose (ainsi puis-je trouver une personne gentille, alors qu’elle s’avère être par la suite malpolie et violente). Mais alors, ne risque-t-on pas de s’enfermer dans une spirale d’apparences, toutes potentiellement trompeuses ?
Pour répondre à ces questions, on revient sur le lien entre "apparences" et "images" : sachant que les "apparences" sont des "images" des choses, nous avons souvent le réflexe de vouloir aller au-delà de l’image, pour saisir la chose elle-même. Nous nous laissons interroger par les apparences. D’une part, cela est fort souhaitable (il s’agit du mécanisme de base de tout processus imaginatif) ; mais, d’autre part, il ne faut pas tirer des conclusions trop vite.
Par ailleurs, le fait de se laisser interroger par les apparences, voire de se faire duper par nos sens, peut être fort plaisant : on pense notamment aux illusions du magicien, ou aux trompe-l’œil dans l’art. Un intervenant affirme, donc, qu’on aime se faire tromper par les apparences : par exemple, lorsqu’on se construit un personnage (via la façon de s’habiller, de se mouvoir, etc.), on est souvent fascinés par notre propre personnage. Par ailleurs, cela stimule les autres à "aller au-delà des apparences", pour découvrir notre vraie nature. Mais ce côté plaisant des apparences peut aussi être utilisé à mauvais escient : on pense notamment à toutes les stratégies de marketing, utilisées pour nous manipuler et pour augmenter les profits des entreprises.
Une question est ensuite posée : qu’est-ce que cela serait si les apparences n’étaient pas trompeuses ? Ce qui fait, justement, l’intérêt des relations humaines, c’est qu’Autrui ne se donne pas immédiatement à nous ; il faut le découvrir au fur et à mesure, passer des apparences à la vraie nature. La question se pose, donc, de savoir en quoi consiste cette vraie nature. On reprend l’objection proposée tout à l’heure : l’apparence est-elle trompeuse par rapport à quoi ? A’ une vraie nature, ou bien à une impression ultérieure ?
Une chose est certaine, dit un autre intervenant : il faut à tout prix éviter d’être crédule, de trop croire aux apparences. Même s’il est vrai qu’il est plaisant de découvrir les choses et les personnes au fur et à mesure, il faut néanmoins rester vigilant. Pourtant, notre premier rapport au monde et à autrui se base sur les apparences : quels seraient, donc, les critères de cette vigilance ? Peut-être faudrait-il admettre une certaine "vérité" des apparences ; c’est plutôt l’interprétation qu’on en donne qui peut être trompeuse.
Ainsi revient-on sur le lien entre apparences et interprétation : une intervenante souligne que les apparences sont toujours interprétées en fonction de nos préjugés. Cela a des répercussions importantes dans notre vie de tous les jours – dans un entretien d’embauche, un candidat peut être choisi en fonction des pré-jugés de l’employeur. S’ensuit une courte digression sur les critères de recrutement dans les entreprises. Une intervenante évoque, ici, l’impact des préjugés sur les minorités, ainsi que les difficultés de l’intégration. Mais – fait remarquer une autre intervenante – il se peut que les personnes discriminées ne fassent pas assez d’efforts pour montrer leurs réelles compétences, et se complaisent dans la victimisation.
Ce point soulève une question ultérieure : comment lire les apparences ? Y a-t-il un moyen de les déchiffrer correctement, et de s’en servir dans une quête de la vérité ? On considère les modalités de rédaction du CV : ces modalités étant différentes selon les pays, on peut supposer qu’il y a différentes façons de "déchiffrer" les apparences – celles-ci étant, dans ce cas précis, "ce qui apparaît" sur le CV. Savoir rédiger un CV, c’est prévoir la façon par laquelle il sera déchiffré par l’employeur, et s’y adapter.
Sans transition, on déplace le débat sur la question des rapports entre "apparences" et "art" : les apparences que mobilise l’artiste peuvent-elles être définies "trompeuses" ? Si l’on prend le cas du cinéma, on se rend compte qu’ici l’on est dans la pure apparence (la réalité n’est restituée que par une séquence d’images, 24 par seconde) ; pourtant, le cinéma nous plaît, on lui attribue une valeur artistique. Selon une intervenante, l’art doit être illusion : en effet, par l’art, on vise à quitter la réalité, à s’évader, à rêver.
Mais – rebondit une autre intervenante –, dans le cas de l’art on sait pertinemment qu’il s’agit d’une illusion. On peut même aller plus loin, en reprenant Umberto Eco pour qui la seule vérité se trouve dans le mensonge des arts : dans un monde où les vérités religieuses et politiques ont été profondément remises en question, on se tourne vers l’art – monde de l’illusion – pour y trouver une nouvelle forme de vérité (qui oserait douter aujourd’hui qu’Anna Karénine est bien morte ?).
Mais l’art est-il vraiment si "illusoire" que cela ? Si l’artiste se sert d’illusions et d’apparences (c’est, là, tout l’aspect "technique" de son travail), le message véhiculé par son œuvre n’est pas illusoire. Or ce message, c’est l’essence même de l’art ! C’est pourquoi – dit une intervenante – lorsque l’aspect technique prend le dessus sur le message (comme dans les nouveaux Star Wars), la valeur artistique diminue. Toutefois, cet exemple peut être contesté : les générations qui ont grandi avec les nouveaux Star Wars tendent à les préférer aux vieux. Cela semble montrer, d’une part, que les rapports entre "aspect technique", message et appréciation esthétique est fort complexe ; d’autre part, que les modalités de déchiffrage des apparences varient avec le temps et les technologies. Dans ce cadre, on considère l’exemple de l’architecture.
Pourtant, une même racine semble relier 1) le plaisir qu’on tire de l’ "illusion artistique" et 2) notre incapacité à aller au-delà des apparences – incapacité qui peut être exploitée par des esprits malveillants : dans les deux cas, on se laisse bercer par des "images", qu’on appréhende de façon souvent passive. Cela est vrai pour l’art aussi : pour paraphraser Nietzsche, nous nous laissons fasciner par l’œuvre d’art, sans questionner le processus créatif qui la sous-tend. De même, il est rare que nous approfondissions les connaissances qu’on nous délivre.
Le débat tourne à sa fin. Un intervenant remarque que, jusqu’ici, on a sous-évalué la possibilité de faire confiance aux apparences : malgré tout, on reste dans une vision platonicienne du monde. On peut, donc, se demander : y a-t-il un moyen de faire confiance aux apparences ? Une intervenante affirme que, pour faire confiance aux apparences, il faut avoir une intuition aiguisée. Un autre intervenant propose un contre-exemple : en botanique, les apparences, loin de nous tromper, nous détrompent : c’est par l’observation de l’apparence d’une plante qu’on peut la distinguer d’une plante semblable, mais venimeuse. Mais, pour effectuer cette distinction, il faut que l’observation soit instruite par des connaissances.
Le débat se conclut avec une intervention sur le pouvoir déformant du langage : en ce que ce dernier est incapable de restituer la chose elle-même, il vient complexifier les rapports entre apparence, réalité et tromperie.
Une fois le débat terminé, nous avons fait le point sur la saison 2018-2019 et parlé du prochain café philo – qui se tiendra le vendredi 4 octobre 2019. Il s’agira d’une séance "spéciale", visant, entre autres, à célébrer les 10 ans du café philo de Montargis. Dans ce cadre, le sujet portera sur un sujet portant sur la pratique de la philosophie : "Le bon philosophe a-t-il toujours raison?". Nous avons également mentionné la date de la deuxième séance 2019-2020 (le 8 novembre), puis un café philo spécial en collaboration avec la Médiathèque de Montargis, le vendredi 6 décembre à 18 heures. Prochain rendez-vous donc le vendredi 4 octobre 2019 pour une séance spéciale les 10 ans du café philo. Le sujet portera sur cette question : "Le bon philosophe a-t-il toujours raison ?"
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