Valéry : La liberté, un concept vain ? (26/08/2025)

LIBERTE : C’est un de ces détestables mots qui ont plus de valeur que de sens : qui chantent plus qu’ils ne parlent : qui demandent plus qu’ils ne répondent ; de ces mots qui ont fait tous les métiers, et desquels la mémoire est barbouillée de Théologie, de Métaphysique, de Morale et de Politique ; mots très bons pour la controverse, la dialectique, l’éloquence ; aussi propres aux analyses illusoires et aux subtilités infinies qu’aux fins de phrases qui déchaînent le tonnerre.
Je ne trouve une signification précise à ce nom de la « Liberté » que dans la dynamique et la théorique des mécanismes, où il désigne l’excès du nombre qui définit un système matériel sur le nombre de gènes qui s’opposent aux déformations de ce système, ou qui lui interdisent certains mouvements.

Cette définition qui résulte d’une réflexion sur une observation toute simple, méritait d’être rappelée en regard de l’impuissance remarquable de la pensée morale à circonscrire dans une formule ce qu’elle entend elle-même par « liberté » d’un être vivant et doué de conscience de soi-même et de ses actions. Les uns, donc, ayant rêvé que l’homme était libre, sans pouvoir dire au juste ce qu’ils entendaient par ces mots, les autres, aussitôt, imaginèrent et soutinrent qu’il ne l’était pas. Ils parlèrent de fatalité, de nécessité, et, beaucoup plus tard, de déterminisme ; mais tous ces termes sont exactement du même degré de précision que celui auquel ils s’opposent.

Ils n’importent rien dans l’affaire qui la retire de ce vague où tout est vrai. Le « déterminisme » nous jure que si l’on savait tout, l’on saurait aussi déduire et prédire la conduite de chacun en toute circonstance, ce qui est assez évident. Le malheur veut que « tout savoir » n’ait aucun sens.

Paul Valéry, Regards sur le monde actuel (1938)

Photo : Pexels - Gaetan THURIN

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