Hommage a Umberto Eco : critique de "L'Œuvre ouverte" (20/02/2016)
Alors que nous apprenons le décès d'Umberto Eco, voici une critique de l'Oeuvre ouverte, un essai capital de l'intellectuel et écrivain italien.
Umberto Eco, avant d'être un romancier à succès (auteur de romans ambitieux comme Le Nom de la Rose ou Le Pendule de Foucault), s'est fait connaître grâce à des études pointues sur le langage, l'information, le signe et la communication.
Dans l'Oeuvre ouverte, étude austère et aride pour certains passages (notamment sur la différence entre information et communication), l'auteur italien passionne dans sa vision de l'ouverture des œuvres d'art (modernes et contemporaines). Il est surtout convaincant dans son approche des romans de James Joyce : il parvient à montrer pourquoi les livres Ulysse et Finnegans Wake ont révolutionné la littérature en même temps qu'ils se situent dans la droite ligne de la culture occidentale. Il nous fait découvrir en quoi s. Thomas d'Aquin peut être considéré comme une référence capitale dans l'oeuvre de Joyce. Un essai lumineux !
Extrait :
Faut-il enfin rappeler que l'œuvre de James Joyce fournit l'exemple limite d'une création "ouverte", entendue précisément comme image de la condition existentielle et ontologique du monde contemporain ? Dans Ulysse, un chapitre comme celui des Wandering Rocks constitue un petit univers que l'on peut regarder sous divers angles, qui échappe totalement aux lois d'une poétique aristotélicienne et par conséquent au déroulement irréversible du temps dans un espace homogène. Comme l'a écrit Edmund Wilson 6, "la force (d' Ulysse), au lieu de suivre une direction déterminée, se répand dans toutes les dimensions (y compris celle. du temps) autour d'un même point. Le monde d' Ulysse est animé d'une vie complexe et inépuisable. On le découvre comme une ville où l'on revient souvent pour retrouver des visages, comprendre des caractères, établir des relations et des courants d'intérêt. Joyce a déployé une grande habileté technique pour nous présenter les éléments de cette histoire dans un ordre tel qu'il nous permette de nous y retrouver par nous-mêmes. Je doute. qu'une mémoire humaine puisse, après une première lecture, satisfaire à toutes les exigences d'Ulysse. Et lorsqu'on le relit, on peut prendre le récit n'importe où comme si l'on se trouvait devant quelque chose d'aussi cohérent qu'une ville réelle dans laquelle on pourrait pénétrer de toute part. Joyce lui-même affirme avoir travaillé simultanément aux différentes parties de son livre."
Avec Finnegans Wake, nous nous trouvons devant un véritable univers einsteinien recourbé sur lui-même (le dernier mot du livre s'identifie avec le premier), univers donc achevé, et en.même temps illimité. Chaque événement, chaque mot peut être, mis en relation avec tous les autres, et l'interprétation sémantique d'un terme rejaillit sur l'ensemble. Cela ne veut pas dire que l'œuvre soit privée de sens : si Joyce y introduit des clefs, c'est précisément parce qu'il souhaite la voir lue dans un certain sens. Mais ce « sens » a la richesse de l'univers et l'auteur prétend qu'il implique la totalité de l'espace et du temps — de tous les espaces et de tous les temps possibles. L'élément fondamental de cette ambiguïté intégrale est le pun : le calembour ; deux, trois, dix racines différentes s'enchevêtrent pour faire d'un seul mot un nœud de significations dont chacune peut déboucher sur, ou se rattacher à, d'autres centres d'allusions, eux-mêmes ouverts à de nouvelles constellations, à de nouvelles interprétations.
Umberto Eco, L'Oeuvre ouverte, éd. Seuil, Point, Essais, 314 p.
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